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La Touraine 1





Le Louroux. Aquarelle.


Le chemin est rendu boueux par la pluie de la nuit. De beaux gros nuages gris-bleu poussés par un vent d’ouest courent au dessus des collines entourant l'étang. Ciel de traîne aurait dit la météo. 

Juste devant moi dans la file, deux femmes. La plus grande, se savait plutôt belle avec ses bottes et son ciré bleu marine de bonne marque. L'autre attira mon regard. Petite, mince, brune, à l’allure originale, habillée de vêtements fantaisie de seconde main. Simple, discrètement recherchée, un peu extravagante, très personnelle. Elle m'a jeté un œil par dessus son épaule. Le rouge vif surlignant ses lèvres rehaussait la blancheur de ses dents dans son large sourire. C'était sa marque. Je ne l'ai rarement vue sans cette touche personnelle du matin au soir. Des bijoux nombreux, de pacotille, portés avec élégance. Un long collier de grosses perles, une bague-papillon, une montre-pâquerette, un bracelet à chaque poignet.

Je remarquais surtout son regard fixé sur moi une seconde, et qu’elle portait sur sa voisine. Ses yeux fouillaient, scrutaient le visage de l’autre en se déplaçant par petites touches rapides, comme un rayon laser cherchant sa cible. 

Malgré la rectitude de son maintien, sa mâchoire carrée décidée, elle m'apparut fragile physiquement et moralement. 

*

Un entrefilet du journal local m’avait amené à cette vente de poissons. Nous piétinons dans la terre imbibée comme des merles cherchant des vers sur la pelouse. Par à-coups nous avançons vers les bassins où grouille une multitude de poissons gris comme la boue des chaussures. 

-« Carpe ou sandre ? "

-« Carpe. »

-«Je vous la tue ? »

-« Non » 



Le Louroux. Le Prieuré. (1)

Aquarelle *

Le poisson frétille dans le sac.

-« Vous avez pris quoi ? » 

Elle était là... derrière moi.

-« Une carpe et vous ? »

-« Un sandre »

-« Et bien, bonne cuisine ! ».

-« Vous auriez dû la faire tuer comme on vous l’a demandé ! 

Cette furtive rencontre fut pour moi comme un rendez-vous manqué. Pendant longtemps, nos tête-à-tête sont restés difficiles me demandant de grands efforts. En sa présence, elle me laissait mariner, sans une parole qui m’aurait encouragé. J’étais à l’aise avec elle lorsqu’il y avait entre nous un ou plusieurs interlocuteursJe pouvais lui parler par intermédiaire. Pas de cruauté de sa part pourtant. Mais le petit quelque chose qui aurait pu me faire espérer ne venait jamais. « Il y aura d'autres occasions » me disais-je. « La prochaine fois je serai plus offensif »Nous nous sommes revus peu après par hasard. Ma frustration fut à son maximum avec le tout petit signe qu'elle m'envoya. 

Puis nos rencontres devinrent un peu plus nombreuses. Et mes rêves nocturnes plus fréquents. Dans mon sommeil, jamais profond, le moindre bruit me réveille et le moindre souci provoque chez moi des insomnies tenaces. Des nuits hachées et agitées de séquences avec des personnages de mon entourage dans des situations rocambolesques. Mes efforts y étaient toujours des échecs. Elle se refusait malicieusement en jouant avec moi comme un chat avec une souris. Je recommençais pourtant à rêver d’elle ne tenant aucun compte des expériences malheureuses souhaitant ardemment sa présence tant elle faisait à présent partie de ma vie intérieure. Très rarement j'arrivais à mes fins. Je me retrouvais dans des situations d’un érotisme exacerbé, et me réveillais en nage. Je tentais sans succès de me rendormir rapidement pour poursuivre cette passion dévorante sans aucune retenue.

*

Moulins de Vontes. Aquarelle.  


Dans le sac, la carpe fait des bonds. « Je ne te faciliterai pas la tâche » me dit-elle. « Je resterai neutre ». 

C'est décidé, je cuisine. Protégé de ses nageoires épineuses par un gant de jardinage, le violent coup de rouleau à pâtisserie asséné juste derrière sa tête gluante l'a sonnée. Une arme de bois lourd et serré, bien prise en mains. Un bruit mat et sourd qui s'abat sur la chair comme le merlin de châtaigner sur la tête du cochon qui couine. Mais là, pas d’oignons qui font pleurer, pas de marmites fumantes à touiller pendant des heures, pas de casseroles de sang noir qui coagule lentement. Pas de fête. Rien qu’un bruit sourd, la massue qui ne rebondit pas, le silence et la dureté de la chair meurtrie à l’intérieur. Les yeux globuleux me regardent. Plus le courage de cuisiner.

Je la pose au fond de l'évier. Elle me fixe de ses yeux tristes avec les barbillons au coin de sa bouche. À peine le dos tourné, le bruit mat d’un corps tombant sur la mosaïque froide. Et les «clacs-clacs» comme une volée de gifles magistrales. 

Se tordant comme un ver de terre coupé en deux par le fer de la bêche, elle se débattait au sol.

*

-«Vous auriez dû la faire tuer comme on vous l’a demandé.

Tuer est une affaire de spécialiste, et ce n'est pas pour moi.



Panzoult : vigne. (Aquarelle)

J'avais recueilli près d’un dépôt d’ordures une jeune chatte toute maigre venue miauler à mes pieds. Quelques mois plus tard, elle mit bas une portée de six chatons dans le foin de la grange. 

Je les découvrais sous la paille, miaulant dans le creux du ventre de leur mère. Elle me laissa les prendre. La confiance régnait encore. 

Il fallait les éliminer. J'avais vu pratiquer ça en campagne. Étouffement, noyade, lancer contre un mur... Un bocal, du coton, de l'éther. Un sac de jute que j'enterrais sous plusieurs pelletées. Une vingtaine de minutes plus tard, revenu sur les lieux, des petits cris plaintifs montaient de la terre pourtant bien tassée. Ma petite chatte était là miaulant en reniflant de son nez rose la terre qui se craquelait doucement. 

 Plus tard après une douzaine d’années de vie commune, mon chien, un bâtard basset/griffon terminait sa vie chez le vétérinaire pour la piqure définitive. Le voici sur la table, me suppliant de ses yeux malheureux de ne pas le laisser seul avec son bourreau. Je n’ai pas compris hélas et maintenant encore bien des années plus tard, cette image me hante. Pourquoi ne pas l’avoir accompagné dans la mort qu’il voyait venir? Je suis parti le laissant  seul lui qui pleurait déjà ma lâche absence en ce moment si important. 

*

Je me décide d’adopter une méthode plus douce. Je vais anesthésier ma carpe comme un homard avant le cours-bouillon. Je l'enveloppe dans un linge et la mets au congélateur pour plusieurs jours. 

Cette fois-ci, elle avait son compte.  Au sortir du four son œil tout blanc ne tenait plus que par un fil hors de son orbite. Je lui trouvais des relents de vase. Elle alla rejoindre les épluchures sur le tas de fumier au fond du jardin.




Panzoult : Le Château. 
Acrylique.

*

Je ne voulais manquer sous aucun prétexte aucune des conférences où j'étais susceptible de la voir même furtivement. Un soir, ne l’apercevant pas dans la salle, je m’approchais de la sortie quand je la vis apparaître dans l’entrée. 

- « Vous partiez me demanda-t-elle ? »

- « Allons prendre un verre ? » bredouillais-je.

- « D’accord»

- « Mais et la conférence ?  ».

- « Bof »

Je dus faire la conversation, ne sachant pas très bien comment m’y prendre, paralysé par le tête-à-tête et par sa simplicité. «Il y a à prendre et à laisser» disait-elle souvent. Sa spontanéité a été souvent par la suite source de malentendus et de conflits. Elle mettait " les pieds dans le plat » en révélant innocemment des choses que je voulais taire ou présenter à ma façon. Ou me lançait un « A quoi ça sert de mentir ? » ou un « Tu es d’un compliqué » quand plus tard ce n’était pas un « tu es tordu tout de même » qui me mettait en rage. Elle possédait cette qualité féminine de savoir faire la part des choses, de rendre les situations plus simples alors que je les complique toujours. 

- « Tu t’en es pas mal tiré m’avoua-t-elle plus tard ».

- « J’étais impressionné crois-moi ! » lui répondis-je.

- « Ce que j’ai apprécié en toi, c'était pas de vantardise, pas de baratin… »

- « Non, j’aimerais bien pourtant parfois… Et de quoi avons-nous parlé ? La conversation était intéressante ? »

- « Je ne sais plus, certainement oui. Je ne me suis pas posé la question, j’étais certainement bien, ça suffit. Tu m'as proposé cette balade. Ce n'était pas banal... » 

*

Il fait chaud ce jour là.  La terre craquelée se dessèche lentement offrant ses crevasses à la pluie éventuelle. Un petit vent chaud soulève de minuscules vaguelettes.

Cette immense flaque colonisée de roselières est entourée de petites collines en pente douce. L'humidité a fait pousser tout autour un ourlet de végétation sauvage épousant la berge. Un sentier tracé par les promeneurs permet d'en faire le tour. 

J'aimais bien m'y aventurer dans la chaleur d’un après-midi d’été, quand le soleil a chauffé à blanc la terre, et me laisser envahir par le calme de cette cuvette protectrice. Les arbustes sauvages vous entourent, les hautes herbes cachent et rendent muette la route plus haut et pourtant toute proche. Par endroits le décor s’ouvre sur le ras de l’eau légèrement ridée. Des cols-verts y plongent leurs cous et fouillent la vase. Les grenouilles surveillent au ras de la surface. On cherche à deviner où va réapparaître le grèbe qui vient de piquer. 

A la fin du sentier derrière la levée de terre qui retient l’eau, se serrent en grappe les quelques maisons d’un village qui semble mort. Les toits d’ardoises bleues brillent au soleil en contrebas du barrage. Sur les rues le plus souvent désertes s’ouvrent des portes massives cachant l’ombre des résidences secondaires. Les façades de bonne craie jaune s’effritent par endroits : çà et là des anneaux de métal forgé où s'accrochaient la bride des chevaux. Après la bonde, le ruisseau cascade sur une chaussée de pierres qui lui donne des airs de torrent montagnard avant de franchir, assagi, les trois arches d’un petit pont médiéval. 



Le Louroux. Le Prieuré. 2
Aquarelle *


-«On fait le tour? »

-«D’accord, nous avons le temps, il est encore tôt».

L’eau s’est retirée de quelques mètres en cette fin d’été. Le chemin n’est plus qu’un passage indéfini dans les herbes. Des massettes éclatent leur ouate pelucheuse et crissent en se courbant sous la brise. Dans les clairières aquatiques l’air est rafraîchi par la proximité de l’eau. Nos pas s’enfoncent dans ces passages encore humides qui dégagent une odeur de vasière à marée basse.

Le ciel s'est alourdi, le soleil se cache par moments derrière de gros nuages d'un blanc aveuglant.

-«Nous allons avoir de l’orage. On continue quand même? »

-«Oui, l’eau ne nous fera pas de mal… »

Il nous a pris de l’autre côté de l’étang. Un coup de vent courba méchamment les peupliers un peu à l’écart et le tonnerre gronda sans avertissement. Une pluie drue et lourde de mousson s’abat d’un seul coup, bouchant l’horizon, nous imbibant en quelques secondes.

-«Vite, il y a un abri plus loin».

J'avais remarqué au cours de mes promenades le seul endroit qui permet à quelques «plates» de s’amarrer à la terre ferme. Un abri en voliges couvrant les granges de la région. L’ouverture vers l’étang permet aux pêcheurs de s’abriter, dos au vent et à la pluie venant de l’ouest. En quelques secondes, nous sommes réfugiés sous le toit de brande épaule contre épaule, à contempler les petits bonshommes pressés des gouttes de pluie courant à la surface de l’eau. Une pluie tropicale déverse ses trombes d’eau sur cette terre assoiffée. La cabane est devenue une île au milieu du déluge où tout disparait à notre vue. Seuls quelques canards silencieux, petites taches flottantes plus sombres encore n’ont même pas pris la peine de regagner la rive.

L’orage dura une bonne heure, les éclairs zébrant sans discontinuer un paysage flouté. Puis lentement, avec des soubresauts d’un fauve anesthésié, la pluie se fait moins lourde. Le vent se calme, épuisé par tant de vigueur déchaînée. Peu à peu le rideau s’ouvre, essorant sur nos pieds l’eau du toit mal étanché. Dans ce décor fumant, les gazouillis des hirondelles sont les premiers signes de ce retour à la vie, rasant l’eau du bec ouvert. Puis quelques coassements timides dans les roseaux se mêlant aux arbres qui dégouttent. La rive en face s’éclaire dans un faisceau de lumière jaune comme une kermesse et fait éclater ses couleurs lavées par la pluie. Nous restons là sans bouger. L’atmosphère s'est allégée, il s’est passé quelque chose d'indéfinissable. Un petit instant de bonheur et d'extase.

-«Il faut partir, je commence à avoir froid»

-«Nous ne sommes plus très loin, allons-y».

La bulle automobile est accueillante, on y est bien, il y fait chaud, et nos frissons se calment. Nous restons là dans le ronronnement du ventilateur pendant que le paysage fait lentement sa réapparition à travers les vitres.

-«A bientôt, c'était très agréable» me dit-elle.

Je l’ai quittée à la porte de chez elle, incapable de demander plus. 



Bourgueil : vigne. Aquarelle.